Si vous êtes un bec fin habitué à fréquenter les tables à la mode, la tendance ne vous aura pas échappé. En ce début d'année 2024, le fromage « cuisiné » (on dit aussi « travaillé ») s'invite à la table des gastro. La preuve par neuf, de Paris à Nice en passant par Biarritz.
Le fromage, une exception culturelle française
Avec 45 fromages AOP, 9 IGP et 4 Label Rouge, la France est le pays qui compte le plus de fromages protégés au monde. On a tous en tête cette fameuse phrase, attribuée au Général de Gaulle : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ? »
... Sauf qu'en réalité, tenez-vous bien, ce sont pas moins de 1200 variétés différentes de fromage que l'on produirait dans l'Hexagone, à en croire le Centre National Interprofessionnel de l’Économie Laitière (CNIEL). On comprend mieux dès lors que les chefs en fassent tout un fromage ! Pardon, tout un plat à part entière.
Matan Zaken, chef de Nhome (Paris) : « Cette tendance des fromages cuisinés, c'est très français. J’ai déjà fait pas mal d’étoilés Michelin à l’étranger. Beaucoup ne proposaient même pas de fromages en fin de repas. »
Le pionnier est... Une pionnière !
Il y a quinze ans déjà, la cheffe Anne-Sophie Pic proposait dans ses restaurants des créations fromagères travaillées. Dès le début, elle a « souhaité mettre le fromage au cœur d’une création à part entière, comme n’importe quel autre ingrédient » se remémore-t-elle. Certaines sont devenues célèbres, à l’instar des Berlingots, à la verdeur fondante au chèvre de Banon, matcha, aneth, anis vert. Ou L’Huître Tarbouriech, consommé d’oignon au lard de Colonnata, fondue de beaufort et abondance. A chaque fois, le fromage est dégusté d’une part sous sa forme brute et affinée, et d’autre part sous une forme cuisinée.« Le fromage est un symbole culturel profondément ancré dans la gastronomie française », rappelle la seule femme triplement étoilée de France à ce jour, n'hésitant pas à le qualifier d'« umami français » , cette fameuse cinquième saveur tant prisée au Japon.
Une tendance loin d'être passée de mode
Au Restaurant Pic (Valence), la cheffe élabore aujourd'hui une nouvelle trouvaille fromagère : un saint-marcellin imprégné à la feuille de figuier et à la cire d’abeille. « La dégustation commence par la texture délicate d’une crème glacée à la cire d’abeille avant de plonger dans un savoureux confit de figue ». Celui-ci est élaboré à partir d’un sirop de figues fermentées (cheong de figues) et de figues séchées sur l’arbre puis macérées dans le gin Anne-Sophie Pic à la cire d’abeille.Le saint-marcellin se révèle ensuite sous deux déclinaisons crémeuses. L’une, proposée telle quelle par l’affineur L’autre, où le fromage aura été préalablement maturé pendant plusieurs semaines dans une feuille de figuier et partiellement enveloppé dans une coque de cire. La composition est délicatement saupoudrée de feuilles de figuier séchées réduites en poudre et agrémentées d’un croustillant de saint-marcellin. « Pour compléter l’expérience, une brioche à la cire d’abeille confectionnée avec du miso de pain est servie en accompagnement ».
Pourquoi les chefs s'intéressent-il au fromage cuisiné ?
Loïs Bée, chef de La Table, second opus de Christophe Hay, à 20 minutes en voiture d'Orléans, a bien son avis sur la question : « Parce que tout le monde n’aime pas le fromage, et qu'il faut le faire aimer. Parce que c'est frustrant pour un chef de ne pas travailler ce produit. » Il est vrai que mis à part quelques recettes régionales, comme l'aligot ou la fondue —historiquement snobés par la haute gastronomie car considérés comme « populaires » —, le fromage était présenté au client sans plus d'artifices.Notre jeune toque y voit aussi une adaptation logique à l'époque : « Je pense que c'est un phénomène assez nouveau. C'est né avec la fin des cartes et l'avènement des menus en plusieurs services. Quand un client prend un menu en 8 services avec trois amuse-bouche, réussir à profiter d'un chariot ça commence a faire beaucoup »
Quand le cheese fait le show : renouer avec la mise en scène
Dans les établissements d'Anne-Sophie Pic, à Valence, Paris, Lausanne... Les maîtres d’hôtel procèdent à la découpe de la roue de brie devant les clients, racontant l’histoire de ce fromage mythique. Le repas se fait spectacle.De même à La Table, où la Maître de salle Chloé Matter a souhaité renouer avec le cérémonial du flambage sous les yeux du client, les mains gantées de blanc. « C’est plus qu’important de remettre au centre les services en salle, les découpes, les flambages... » souligne la jeune femme, qui garde un souvenir ému du moment magique de l'arrivée du chariot de fromages, lorsqu'elle travaillait pour le chef triplement étoilé Emmanuel Renaut, à Megève.
Clou du spectacle ? Cette fine tartelette garnie d'olivet au poivre : un fromage local au lait de vache dérivé du camembert, flambé minute, avec de l'eau-de-vie de poire d'Olivet (le village voisin). Cette création sophistiquée est accompagnée de cotignac d'Orléans : « un autre produit du Loiret un peu oublié, la friandise des rois », rappelle Loïs, enfant du Loiret : « une délicieuse pâte de coings molle au vinaigre orléanais ». Le tout décoré d'une splendide tuile au fromage, inspirée des vitraux de la cathédrale d’Orléans (la rosace du sud).
Souffler le chaud et froid
L'intérêt de travailler le fromage ? « Le jeu créatif, notamment le travail sur les textures, les températures » s'enthousiasme Matan Zaken (Nhome). Dans le 8e arrondissement parisien, Thomas Danigo, chef du Galanga (le restaurant de l'hôtel Monsieur George), s'est amusé à déstructurer un brie de Meaux. « Je suis parti de ce que j’aimais dans le brie : le côté très crémeux et corsé en goût quand il est fondu » nous raconte-t-il. « Pour le côté crémeux, j’ai réalisé un siphon aérien où je fais fondre le brie avec de la crème. J’utilise du poivre chocolat du Népal, qui n’est pas piquant. Et je prends un petit morceau de brie que je brûle au chalumeau pour obtenir le côté corsé ».
Résultat ? « Il y a un contraste dingue entre la mousse de brie froide et le morceau de brie chaud, fondu, un peu brûlé. Je rajoute de petites noisettes du Piémont, un mix de vinaigre balsamique et de vinaigre de pommes, une tuile aux céréales croquante… Surtout, on vient perturber les clients, car à ce moment du repas, on leur enlève le pain ! » rit-il.
C'est aussi le brie de Meaux qu'a choisi de travailler Anne-Sophie Pic. Une mousse légère de fromage, sertie d'une crème glacée à la vanille fumée, confiture de lait et râpée de brie noir, le tout servi avec un briochin. « Dans cette création », explique-t-elle, « comme une transition douce entre salé et sucré », « j’ai voulu mettre en avant les palettes de saveurs lactées en explorant l’évolution du produit laitier sous divers dimensions. J’ai souhaité allier la fraîcheur et la douceur de la confiture de lait à la délicatesse et l’onctuosité de la crème glacée à la vanille fumée. Le tout est ensuite contrebalancé par les notes plus intenses du brie et la force du brie noir ».
Dépoussiérer le terroir
Ce boom du fromage travaillé touche toute la France, permettant de jouer avec les régionalismes, de dépoussiérer le terroir en insufflant une touche de créativité. A Biarritz, Andrée Rosier, première Meilleure Ouvrière de France (en 2007) et son époux Stéphane, ont imaginé un fromage cuisiné qui s'allège, se met à nu, restituant un terroir basque dans toute sa modernité, à l'image de la déco contemporaine et épurée de leur étoilé Les Rosiers. En supplément de l'épatant menu Découverte en 3 services (85 €), et moyennant 11 € supplémentaires, vous pouvez en effet déguster une quenelle de bleu de brebis —produit 100% du cru, signé Virginie Oyhénart de la ferme Iturriño. Le fromage est servi avec une une gelée de confiture de cerise noire, un condiment de piment d’Espelette, une poudre de pain d’épeautre grillé aux noix et des copeaux de radis frais et croquants.
Idem tout près de Saint-Jean-de-Luz et de la côte, chez Cédric Béchade, ancien second de Jean-François Piège au Plaza Athénée, formé à Biarritz à l’Hôtel du Palais sous la férule de Jean-Marie Gauthier. A Saint-Pée sur Nivelle, cette ancienne ferme basque abrite une aile contemporaine, ouverte sur la Rhune et la campagne. Le fromage cuisiné du chef ? Un gâteau basque salé, contre-pied du gâteau basque traditionnel (sucré). Soit une pâte sablée contenant une crème d’ossau-iraty (affiné entre 12 et 14 mois), subtilement infusée au piment d’Espelette, et flanquée d’une mousse de fromage frais de brebis.
Dans le Bas-Rhin, le chef Thierry Schwartz sublime quant à lui son terroir alsacien. Engagé en faveur d’une gastronomie durable, il propose deux versions de munster travaillé, variant au gré de la saison. L’été, sous une fine raviole au kirch, il dissimule un jeune munster blanc du jour (c’est-à-dire venant d’être démoulé, avant affinage), monté en crème à l’huile de caméline et de tagette... Un clin d'œil au siaskass, ce fromage blanc typique du coin, traditionnellement servi dans les fermes-auberges locales. Le tout surmonté de fleurs et d'herbes évoquant la flore des massifs vosgiens. L’hiver, il innove, avec une délicate pâte sablée au munster renfermant une mousse crémeuse et dense, à base de munster plus affiné, et parsemée de munster séché râpé et de carvi torréfié.
De quoi devenir chèvre
Au menu et à la carte du restaurant de Christophe Hay, à Blois (2 étoiles et une étoile verte) ? Une création fromagée à base de chèvre bio issu de la Ferme voisine de Bréviande. Qui allie deux facettes diamétralement opposées du chèvre local : d’un côté, une mousse de chèvre fraîche, délicate et acidulée. De l’autre, des copeaux de chèvre affinés, à la texture fondante mais plus ferme, et au goût plus prononcé. Et pour faire le lien entre les deux ? Du miel, quelques morceaux de poire tapée (spécialité de Touraine), des croûtons, ainsi qu'un mélange d’herbes sauvages et de fleurs du jardin.Et tout au sud, à Nice ? Pinja Paakkonen, la cheffe de Pure & V, propose elle aussi un fromage cuisiné à base de chèvre ! « Un petit tube en tuile garni d'espuma au cristal de chèvre », nous explique la sommelière Vanessa Massé. « C'est un fromage de chèvre local, sourcé par la super Fromagerie voisine du Carré d'Or. On ajoute quelques kakis déshydratés, et un gel à base d'orange amère sur le côté. »
D'un pre-dessert à un plat-signature
Conçu la veille de l’ouverture de son restaurant Nhome (Paris), en septembre 2022, le camembert cuisiné de Matan Zaken a ses fidèles. « C’est devenu malgré nous un plat-signature ! On l’a baptisé le normandream » (« rêve normand ») s’amuse le chef franco-israélien.
L'idée ? Un jeu de contrastes et de température. « C’est une émulsion tiède de camembert au lait cru fermier. J'ajoute un sorbet pomme/calvados, pour rester sur le même terroir. Des noix concassées, de la poudre de citron noir et cardamome, du poivre noir complètent l’ensemble. »
Et pour saucer ? Pas de pain, malheureux ! « Nous proposons un cracker aux graines de courges, fenouil, sésame, lin et tournesol. »
« Dans notre menu dégustation à l’aveugle, ça permet de tomber tout doucement vers le sucre », analyse Matan. « On va retrouver dans ce fromage cuisiné une certaine sucrosité, ça reste gourmand, régressif, ça se déguste à la cuillère comme un dessert. Une forme de pré-dessert en quelque sorte. »
Il note que ce plat est très apprécié des touristes de passage. « J’ai l’impression que notre fromage cuisiné suscite beaucoup plus d’enthousiasme chez nos clients étrangers. Certaines personnes qui n'ont pas été élevées dans la même culture, et qui ne pourraient pas forcément supporter la puissance d’un camembert au lait cru dégusté tel quel, nous confient se régaler ».
Photo de Une : Chèvre de la ferme Bréviande, mousse légère, copeaux, poire tapée, fleurs et herbes sauvages du chef Christophe Hay © Fleur de Loire (Blois)